Quantcast
Channel: Algérianie » ARTS et LETTRES

Noël à Ghardaïa

$
0
0

Après le terrible été de 1931, tous ses moutons morts les uns après les autres, l’unique puits de son jardin tari, ses palmiers comme pétrifiés par l’haleine embrasée des vents du sud, Bagdadi décida d’abandonner pour toujours son village natal, ce Metlili des Chaambas perdu dans un coin du Sahara comme une rose des sables que le temps ronge lentement. Il irait vers la grande ville, la capitale du M’Zab, Ghardaïa, la populeuse, la commerçante, la joyeuse qui dresse vers le ciel au-dessus de l’immense ruche des maisons de granit son minaret quadrangulaire, Ici un phare au milieu des étendues mûries du Désert.

Il travaillerait, il se louerait comme jardinier aux riches marchands gras et vêtus de laine pure qui dans la pierre et la cendre ont su, à force de patience et de labeur faire pousser les jardins fabuleux aux cent mille palmiers. Ou encore, il apprendrait un métier. Et puis, il ferait du commerce. Qui sait, peut-être un jour pourrait-il acquérir un magasin où il vendrait des épices, des étoffes, des lapis. Il fallait fuir, abandonner son jardin, sa maison qui s’émiettait au vent comme un gâteau trop sec. Et un matin, un malin froid d’hiver avant même que le soleil n’ait colorié de rose et de lilas les immensités mornes,… ils partirent.

et ils partirent

et ils partirent

 

Sa jeune femme Meriem, à califourchon sur le maigre âne gris rayé de noir, ouvrait la marche. Le chameau pelé portant les bardes et deux sacs de dattes, toute la récolte de l’année, suivait talonné de près par Bagdadi, pieds nus sur les gros cailloux de la piste. Les trente-sept kilomètres qui séparent Metlili de Ghardaïa furent un calvaire abominable pour la pauvre Meriem qui ne cessait de gémir et de pleurer. Quelle folie que ce dur voyage. Jamais elle n’arriverait au bout. Mais Bagdadi n’avait pas voulu renoncer à son projet, ni même le remettre. Aussi, quand au milieu de l’après-midi la caravane arriva devant la ville qu’on nomme Beni-Isguen, lu sainte, la blanche, la pure, Bagdadi, à la prière de Meriem, livide sous ses voiles et en proie à d’atroces douleurs, décida de s’y arrêter. Et ils entrèrent par la porte de la ville. Les rues étaient propres et silencieuses.

Des mozabites à longue barbe frisée passaient longeant les murs, comme des fantômes, d’une main retenant les lourdes draperies dont ils étaient velus et de l’autre au bout d’une lanière de cuir noir, la longue clef en fer de leur maison. Tous jetaient sur l’étrange cortège des regards courroucés. Bagdadi comptait vendre tout de suite ses dattes el même… qui sait… son chameau. Mais sur la petite place triangulaire le marché finissait. Des nomades rechargeaient sur leurs bêtes les marchandises qu’ils n’avaient pas vendues, un étameur juif aussi noir que ses chaudrons se hâtait de partir. Seuls les mozabites, aux gestes mesurés, se levaient lentement des bancs de pierre et continuaient à deviser avant de regagner leurs logis. Bagdadi à la stupeur des passants, avait poussé sa caravane jusqu’auprès du puits autour duquel s’assemblent les marchands et les notables. Mais le cavalier du caïd l’interpella bruyamment : « Que viens-tu faire ici, à celle heure, chien ? Ne sais-lu pas que tous les étrangers doivent repasser la porte de la ville avant la fin du jour. Allons, demi-tour… N’as-tu pas honte de venir ici, au milieu de nous, accompagné d’une femme ? »

Baissant le Iront sous l’outrage ils sortirent du marché. Passée lu porte de la ville, gardée à celle heure par des vieillards vigilants qui n’attendaient que la fin du jour pour la barricader, Bagdadi, Meriem, sur son une, et le chameau se retrouvèrent sous les murs de Beni-isguen où des nomades s’installaient pour y passer la nuit. Mais gêné par les regards inquisiteurs des arabes, Bagdadi décida de poursuivre sa route vers Ghardaïa. A droite de la route, perchée sur la colline, la petite ville de Mélika rougeoyait aux derniers rayons du soleil. Buis après avoir laissé derrière elle la poste, bloc blanc sans grâce et l’hôtel du Sud aux murs ocrés, la caravane arriva enfin au terme du voyage.

Hélas tous les fondouks étaient pleins. C’était veille de marché et l’étroite rue principale qui conduit à la grande place était envahie par la populace. Des mozabites se bissant sur leurs ânes, des chameliers poussant leurs bêtes affolées, des juifs en calotte rouge, des mendiants aveugles, encombraient le chemin. Bagdadi eut bien de la peine à faire déboucher la caravane sur la place entourée de maisons à arcades et que domine la ville et son minaret rouge à cette heure comme un tison dans le ciel décoloré du soir. Si les fondouks étaient pleins, il n’était pas plus facile de s’installer au milieu de la place. Bagdadi avançait péniblement au milieu de celle foule, quand tout à coup deux personnages de blanc vêtus, immaculés au milieu de celle pouillerie, l’arrêtèrent avec de grands gestes. L’un d’eux, le visage pale encadré d’une barbe noire et tenant dans ses mains une canne d’ébène à manche d’argent levait les bras au ciel cl se mit à invectiver Bagdadi : » Comment, o toi étranger, oses-tu venir ici camper pour la nuit avec une femme I Allons dehors, hors la ville si tu ne veux pas goûter de la prison ! Et surgissant derrière lui le cavalier du caïd les poussa brutalement hors du marché.

Après les feux du couchant, la cendre du soir avait étendu sur les murs et la terre son manteau sombre et Bagdadi se trouva avec Meriem sur un chemin qui sortait de la ville. A droite un grand mur blanc percé d’une porte surmontée d’une petite croix de pierre blanche. Nulle animation en ce lieu. Au loin dans la nuit se dessinait à peine la tache sombre de l’oasis el, éparses dans le bled, des tentes noires de nomades d’où sortaient des aboiements lointains. N’en pouvant plus el voyant l’endroit désert, Bagdadi cédant aux prières de Meriem, décida de ne pas aller plus loin. Le clair de lune bleuissait déjà le grand mur blanc. Bagdadi descendit Meriem de son âne, plus morte que vivante ; il déchargea son chameau, entrava l’âne cl près du mur, avec quatre petits piquets, eût tôt fait de tendre au-dessus de Meriem allongea sur le sol, une modeste tente. La nuit était sereine, au ciel d’innombrables étoiles s’allumaient. Nul bruit alentour. Bagdadi songea qu’ils seraient tous bien ici et il s’allongea à son tour. De temps en temps Meriem poussait de longues plaintes. Après avoir épuisé sa provision de tabac, Bagdadi vaincu par la fatigue s’assoupit enfin.

Mais ce n’était pas le repos. C’était comme un songe qui prolongeait son dur voyage. Le départ matinal de son village qu’il ne reverrait peut-être plus, les pierres du chemin, les plaintes de Meriem, les cris des mozabites le chassant de Beni-lsguen puis du marché de Ghardaïa, tout repassait inconsciemment dans sa mémoire. El tout alentour, le grand silence de la nuit… le grand silence… El pourtant de temps en temps, à ses oreilles bourdonnantes de lièvre et de fatigue, entre deux aboiements lointains, arrivaient des ondes de musique… Oui, des musiques bizarres, des tambourins battus sur une cadence inconnue et… des chants… Pourtant le café où dansent les Ouleds-Naïls était bien loin, à l’entrée de la ville. Ils les avaient bien aperçues tout à l’heure debout au seuil de leurs portes, parées et maquillées comme des idoles barbares. Mais par respect pour Meriem il avait vite tourné la tête… Et puis dans son rêve il se rendait bien compte que ces chants et ces musiques ne rendaient pas le même son frénétique que ceux entendus là-bas à la fin du jour.

Meriem de temps en temps le lirait de son sommeil : « Tue-moi… Tue-moi… Je souffre trop ».

Les yeux fixés aux étoiles Bagdadi se demandait d’où venait par bouffées cette musique qui accompagnait d’une façon si mystérieuse les plaintes de sa Meriem. La lune glaçait de bleu les roches, les maisons blanches de l’oasis. Soudain un grand cri, un cri de bête qu’on égorge, ou plutôt oui… un cri de femme qu’on assassine déchira le silence. Alors derrière le mur blanc, des lumières s’allumèrent, la petite porte surmontée d’une croix blanche s’ouvrit brusquement et dans l’encadrement parurent d’abord, encore revêtu de ses ornements d’or, mitre et la crosse en main. Monseigneur l’Evêque du Sahara qui venait de célébrer la messe de minuit et derrière lui, en grand uniforme, Monsieur le Capitaine Chef d’Annexe dirigeant vers la nuit le faisceau de lumière d’une grosse lampe électrique, et derrière eux des fidèles affolés par le cri. Dans le cercle de lumière dirigée contre lui, un jeune arabe s’était dressé, connue un ressort, la main droite au front dans un salut militaire impeccable, el à ses pieds, se soutenant mal sur un bras, une jeune femme attirait contre elle un petit négrillon vagissant. Monseigneur, souriant dans sa barbe grise cl bénissant l’étrange groupe, se retourna vers les fidèles sortis en hâte de la chapelle des Pères blancs : « Qu’on n’inquiète pas ces pauvres gens, nous les garderons avec nous. Nous leur assurerons le gîte et la subsistance contre d’honnêtes travaux. Quant au nouveau-né nous l’élèverons et nous l’appellerons Noël en souvenir de celle nuit bénie ».

 

l' Eveque du Sahara

 

Maurice BOUVIOLLE Ghardaïa Décembre 1931.


OREILLETTES

$
0
0

Les OREILLETTES de l’aouéla pour carnaval

Pour le « mardi gras », avant le « mercredi des cendres », avant la période du carême, l’aouéla Emilia cuisinait des OREILLETTES –orejas de carnaval- à déguster en famille, à partager avec le voisinage et les connaissances.

-800 gr de farine – 2 œufs -1 petit verre d’anisette – 100 gr de beurre – 1 verre de lait

- sel et sucre en poudre

L’aouéla se mélangeait, bien bien, le beurre et le lait avant d’ajouter les œufs, le sel et l’anisette.

Poc à petit elle introduisait la farine pour en faire une masse qu’elle travaillait  longtemps.

Cette pate bien étalée était livrée à nos mains enfantines qui avaient le privilège de la découper en losanges.

Ces derniers étaient frits dans une huile bien chaude avant d’être égouttés puis saupoudrés d’une abondante pluie de sucre en poudre.

Pépico de Saintugène

OREILLETTES -orejas de carnaval-

OREILLETTES -orejas de carnaval-

 

Geneviève BAÏLAC 1922 2019 -in memoriam – La famille Hernandez

$
0
0

La Famille Hernandez est une pièce de théâtre sur le thème de la vie des Pieds-Noirs dans l’Algérie française de la fin des années 50, créée par Geneviève Baïlac le 17 septembre 1957 au Théâtre Charles de Rochefort à Paris, avec la troupe du CRAD (Centre régional d’Art dramatique) d’Alger.

Geneviève Baïlac 1957

Geneviève Baïlac 1957

 

Dans cette pièce jouent plusieurs comédiens qui deviendront rapidement célèbres : Robert Castel, Lucette Sahuquet, Marthe Villalonga.

Pendant plusieurs années, Geneviève Baïlac avait vainement essayé d’écrire une pièce de théâtre faisant vivre sur scène la cohabitation des diverses communautés pittoresques caractéristiques de l’Algérie des années 1950. Ses essais ne la satisfaisaient pas, mais elle avait en tête les idées générales de sa pièce. Devant l’exubérance créative de ses amis, Geneviève Baïlac eut l’idée de leur proposer de jouer la comédie tous ensemble en s’exprimant avec spontanéité autour de ces idées générales. La pièce se construisit ainsi en s’appuyant sur la spontanéité des comédiens.

Elle permit à la métropole de découvrir le folklore et les expressions typiques des Pieds-Noirs ; elle connut un grand succès qui se poursuivra par l’adaptation cinématographique de 1965.

 

 

 

la famille hernandez

la famille hernandez

Clément Bairam : le père Hernandez

Alice Fabri : la mère Hernandez

Lucette Sahuquet : Carmen Hernandez

Anne Berger : Rosette Hernandez

Alain Castiglia : Paulo

Robert Castel : Robert

Marthe Villalonga : Mme Sintés

 

 

Jean BRUNE 1912-73 écrivain d’Algérie française

$
0
0

Jean Brune Ain-Bessem (Algérie), 1912 Nouméa (Nlle Calédonie), 1973

Personnalité complexe et attachante, Jean Brune est un écrivain de grand talent. Ses prises de position en faveur de l’Algérie française lui ont fermé les portes de la notoriété.

Son père, administrateur en Algérie, occupe divers postes. A la mort de sa mère, Jean a dix- huit mois. Il est donc, en partie, élevé par sa grand-mère ainsi que son frère. A la retraite de son père, les enfants le rejoignent à Chéragas. Jean fait de fréquents séjours à Maillot chez un oncle administrateur. Il va aussi beaucoup en Kabylie, à Tala Rana, un hameau accroché aux flancs de Lalla Khadîdja, et c’est là que naît cet amour profond qu’il aura toujours pour la Kabylie.

En 1924, il sort de son univers familial et entre comme interne au lycée Ben Aknoun, jusqu’en troisième, puis il va au lycée Bugeaud où il sera condisciple de Camus. Il poursuit un entraînement sportif intensif et en gardera toute sa vie une allure trapue de lutteur. En 1930, l’année du bac, il se casse le poignet droit, se représente en septembre mais échoue à l’examen. Il renonce au bac et préfère s’éloigner. Il sera pion à l’E.P.S. de Boufarik mais en sera renvoyé pour avoir fait le mur avec des copains. Il part, alors, en 1932 pour le Maroc, chez un frère de sa mère. Là, il apprend l’arabe et fait ses débuts de journaliste à La Bougie de Fez. En 1933, il fait son service militaire aux Chasseurs d’Afrique, à Alger, au Champ de Manœuvres. Il mène ensuite une vie assez bohême, dessine beaucoup, en particulier lors de spectacles auxquels il participe et fait des portraits-seconde. Des amis lui font découvrir Maurras et l’Action Française et les livres de Jacques Bainville. Il se sentira alors royaliste.

C’est avec le 5ème Chasseurs d’Afrique qu’il participera en 1944 au débarquement en Provence, sous le commandement du général Touzet du Vigier ainsi qu’aux combats de la 1ère D.B. Il publiera un livre de croquis remarquables sur cette période. A son retour à Alger, il fait ses véritables débuts de journaliste, et de technicien de l’imprimerie, tout en continuant à dessiner et à peindre.

Il commence par le Journal d’Alger puis, en 1948, il entre à la Dépêche Quotidienne d’Alger où il fait les pages régionales puis écrit les éditoriaux et mène de grands reportages. En 1958, il y ajoute des « billets » à Radio­Alger. Ayant exprimé trop haut et trop fort son opinion de défenseur de l’Algérie Française, il est expatrié d’Alger en 1961. C’est l’époque où commencent les rendez-vous, à travers l’Europe, avec les « copains d’exil ». Une errance qui le mène d’Italie en Suisse, en Belgique, en Espagne, au Portugal. Il écrit beaucoup pour défendre ses opinions. Cette haine qui ressemble à l’amour (1961) est son premier roman important qui analyse avec talent la complexité de cette époque. Il collabore à Esprit Public, Aspects de la France, Valeurs Actuelles, Spectacle du Monde, tout en continuant à publier des ouvrages défendant les valeurs auxquelles il croit. Il fait des reportages dans une Asie qui le fascine mais se brouille avec son éditeur. Quand il est en France, il se plie difficilement à cette vie métropolitaine. Il part pour la Nouvelle-Calédonie en 1969 et prend la direction du Journal Calédonien. Il revient en France pour un bref passage à Besançon comme directeur de journal mais ne supporte décidément pas cette vie et repart à Nouméa en 1971. Il est rédacteur en chef de la France Australe, puis de Nouméa-Soir.

Il entretient une importante correspondance avec ses amis auxquels il reste très fidèle. Sa vie sentimentale qui avait été assez tumultueuse, semble avoir trouvé un équilibre, une sorte de paix et même de bonheur. Malheureusement, la maladie qui va l’emporter ne fait qu’empirer et il souffre beaucoup, en particulier de la gorge. Il meurt assez brutalement en 1973 et sera enterré à Nouméa.

Voici, en forme d’épitaphe, une phrase tirée d’un de ses livres: « nous cherchons désespérément où nous irons retrouver comme un reflet des paysages d’Afrique qu’ont bercé les premiers émerveillements de notre enfance. »

La personnalité de Jean Brune était très complexe et Francine Dessaigne qui lui a consacré une excellente biographie a bien souligné la difficulté qu’il y avait à cerner le personnage. A la fois plein de vie et profondément mélancolique, sinon même pessimiste, Jean Brune n’est jamais si bien lui- même que dans ses livres. Malheureusement son talent n’a pas vraiment été reconnu par le milieu littéraire, occulté par la franchise de ses opinions qui n’étaient pas dans la ligne du moment. Un universitaire allemand Wolf Abbès a découvert son talent et, grâce aux archives d’un fidèle ami de Jean Brune, le commandant Sapin Lignère a décidé de publier l’intégralité de son œuvre dans sa maison d’édition, Atlantis. Ce qui nous vaut de découvrir des reportages et des textes inédits de théâtre non publiés, La guerre de Troie commence demain et les Mutins.

Jeanine de la Hogue

 

Jean BRUNE 1972

Jean BRUNE 1972

 

 

BIBLIOGRAPHIE : * Francine Dessaigne : Jean Brune Français d’Algérie, éditions Albatros, 1983.

* Jean Brune et Albert Camus. Wolf Abbès, Atlantis.

SES ŒUVRES :

* Cette haine qui ressemble à l’amour. Table Ronde, 1961, Atlantis.

* Journal d’exil. Table Ronde, 1963. Atlantis.

* La révolte. Robert Laffont, 1965. Atlantis.

* Interdit aux chiens et aux Français. Table Ronde, 1966.

* La guerre de Troie commence demain. Atlantis.

* Les Mutins. Atlantis.

* Algérie 1955. La bataille de la peur. Atlantis.

* Les aventures prodigieuses de Georges Untel. Atlantis.

* Lettre à un maudit. Appel à la réconciliation. Atlantis.

 

ALGER, rampe Valée, huit heures du matin. Louis LATAILLADE

$
0
0

 

Une aube hésitante de février –1934- s’est levée sur la ville. Là-bas, au-delà de l’Amirauté, c’est un ciel allègre, un horizon marin dépouillé. Mais de lourdes nuées traînent sur la haute ville, mal contenues par le dôme de la Médersa et les bâtisses neuves dont la Casbah est bordée. On les devine gorgées d’eau comme une éponge. Leur suie contraste avec la blancheur des murailles, donnant à tout ce plâtre un éclat livide.  Et les yeux, d’instinct, laissent ce décor blafard pour chercher sur la mer des couleurs familières. C’est l’heure où le pas des ouvriers sonne plus clair sur le trottoir. Place du Lycée, les yaouleds crient l’Echo, la Dépêche et la Presse, la chéchia enfoncée jusqu’aux yeux et les pieds nus raidis de froid. Un tram grince,  et l’autobus bleu tendre s’élance vers le Frais-Vallon.

Sept heures. L’armée des balayeurs part à la conquête d’Alger. Voici les poubelles montées sur roues, chères au gouverneur Lutaud, piquées chacune d’un balai, superbe comme un étendard. Ce noir, qui pousse la sienne avec tant de dignité, on l’imagine, masque camus, torse musculeux, prosterné aux pieds d’un empereur romain ou debout dans l’arène des gladiateurs. A son bras, la plaque de cuivre du service vicinal devient un trophée.

Sept heures et demie. Mon ami Joseph boit sa première anisette.

Je prends alors la rue Sidi-Abderrahmane-el-Salhi, que plus communément on nomme escalier Marengo. A gauche, les murs du lycée; à droite, la grille du jardin. « Il est défendu, sous peine d’amende, de jouer au ballon dans cet escalier », annonce par deux fois un écriteau municipal. C’est pourquoi, sans doute, en attendant l’heure de la classe, ces gamins s’acharnent après une maigre pelote. Tout en haut des marches, un bec de gaz en forme de croix se découpe sur le ciel gris. Deux ouvriers, les mains aux poches, la casquette narquoise, grimpent à grandes enjambées. Trois filles en cheveux, qui descendent bras dessus, bras dessous, les frôlent au passage. Ils se retournent, elles rient, mais un coup de vent disperse leur rire et franchit la grille pour agiter toutes .les palmes du jardin. Les larges feuilles des bananiers ont ployé sous les averses nocturnes. Des débris de pots cassés s’enfoncent dans l’humus et, de toute cette végétation matinale, se dégage une odeur humide, une vapeur mouillée. On aurait presque le cœur serré si, là, parmi la verdure, n’éclataient point les taches dorées des oranges, des oranges rondes, menues, naïves, comme dans une miniature de Racim. Il semble qu’il suffirait de tendre la main pour les cueillir. Ne doit-il pas les regarder, comme les fruits d’un paradis si proche à la fois et si lointain, l’éternel meskine qui psalmodie sa complainte à la porte de la mosquée ? En face de lui, un taleb enturbanné, assis à la turque sur une mince natte, des lunettes d’acier sur un nez bourgeonnant, lit son Coran en dodelinant de la tête. A portée de la main, le simple attirail des écrivains publies : deux encriers, du papier et des plumes. Une lettre finie, il plonge dans sa lecture sacrée.

Rampe Valée, ce sont toujours des gosses qui trottent vers l’école, cartable sous le bras. Mais leurs cris agitent peu le carrefour, encore mal éveillé sous le ciel menaçant. Un Arabe traverse, tangue nonchalamment sur ses jambes maigres, et mord dans un large beignet, tout dégoulinant d’huile grasse et de miel. Le parfum du pissoir inondé encense les affiches du Bijou-Cinéma. Le long de la mosquée, des formes immuables, accroupies en tas, et qu’on retrouvera, des heures après, dans la même posture, au même endroit. Déjà, deux petites mendiantes haillonneuses se collent au passant, comme de mauvaises mouches, répétant avec obstination : « Don’ moi un sou… Don’ moi un sou… Don’ moi un sou !… » A la porte de la mosquée, un vieux regarde l’effigie du paquebot Madonna, qui vient de partir vers la Mecque, et reste là, figé dans son burnous et dans sa méditation. Le  dôme de la Médersa est rond comme une mamelle. Ici s’ouvrent les escaliers de la Casbah. Mais pourquoi ces marches achoppées, ravinées, visqueuses, où la pluie a creusé des trous pareils à des chancres, pourquoi les a.-t-on baptisées « Boulevard de Verdun » ? Ce n’est pas là le moindre mystère de la Casbah d’Alger. Des Sénégalais descendent prudemment, se gardant de déraper sur leurs grosses semelles douteuses. Une vieille monte, ses pieds lourds d’œdème à l’étroit dans les souliers tordus, se hisse ‘péniblement, ahane, rajuste son voile. Comme elle, je m’arrêterai à chaque plate-forme, et ce sera pour regarder Bab-el-Oued et la mer. Voici le Lycée à vol d’oiseau, avec ses terrasses pavées de rouge, l’avancée du quartier Nelson, et l’enseigne du Majestic, soleil candide hérissé de rayons, comme ceux que les enfants tracent sur leurs cahiers. Là-bas, des vagues se gonflent, courent vers les rochers de Saint-Eugène, brisent leur écume. L’horizon s’est gâté et des brumes blanchâtres gagnent Notre-Dame d’Afrique et les coteaux de la Bouzaréa.

 

ALGER 1934

ALGER 1934

 

Ici, les immeubles de la Croix-Rouge attendent l’heure des consultations habituelles. Des femmes sont là, par groupes, debout, assises sur les marchés, ou quelque pâle enfant accroché à leur dos. Quelles misères, sous ces haïks bien ajustés? Une fillette contemple ses pieds soigneusement teints de henné, mais dont le talon n’est qu’une plaie. Tout à l’heure, elle repartira, faisant claquer dans l’escalier ses socques de bois, avec un pansement bien propre. Et quelle rue, quelle tanière absorbera son doux visage un peu grave, ses cheveux bien séparés par deux raies perpendiculaires, sa petite tresse dans le dos, raide comme une momie, et son sarouel de velours rose ?

Tout là-haut, le campement des gitanes est silencieux, abandonné. On cherche la magnifique pouillerie en plein air, les jeux des gosses demi-nus, l’opulence échevelée des matrones, l’éclat des jurons espagnols. Peut-être, toute la tribu s’est-elle serrée frileusement sous cette tente, dont une étrange auto, jaune et noire, défend l’entrée. Mais devant l’école franco-arabe, c’est une bousculade de chéchias criardes autour de la plaque, de zinc du marchand de calentita.

Je laisserai la triste Prison Civile pour emprunter le chemin d’El-Kettar. Face aux terrains militaires, des badauds se sont attroupés, et je m’approche. C’est un manège en plein vent, une simple piste, où un sous-officier fait tourner un cheval au dressage. Chômeurs invétérés, vagabonds sans pain et sans gîte, que le refuge voisin a sans doute abrités cette nuit, ils sont tous là, mangeant des yeux, sans dire un mot, la belle bête, crinière volante, qui trotte, s’arrête, repart, soumise à la voix et au fouet. Je songe à l’instinct qui a immobilisé tous ces miséreux en extase devant ce cheval, devant le cheval, antique orgueil de leur race. Et soudain, une fanfare éclate; dissimulé derrière les eucalyptus, un orchestre militaire répète, arrachant à tous ses cuivres un air désolant de musique foraine, qui s’étire sous le ciel bas et m’emplit le cœur d’un sourd désespoir. Je chasse avec peine l’image d’une fête de village, en France, dans la boue. Mais des pigeons tournent dans le ciel, et le marteau du ciseleur arabe, devant le cimetière, frappe les stèles de marbre, blanc. Une passerelle franchit la brèche des fortifications, si légère qu’on l’imagine s’effondrant. Un homme passe, tenant deux chiens en laisse. Et comme j’ai suivi le mur du cimetière, Bab-el-Oued, tout d’un coup, a surgi sous mes yeux. Un fragile arc-en-ciel, né là-haut des casernes, de l’acropole du dey Hussein, perd vers la Cantera une arche impalpable. Comme je cherche à la saisir, parmi la masse des maisons, une pluie fine et froide se met à tomber, qui m’oblige à fuir. Mais je me retourne encore, et le faubourg, une dernière fois, me tend son visage, tout mêlé de larmes et de soleil.

Louis LATAILLADE.

 

Les salaouètches font manqua

$
0
0

Long garçon au sourcil dur, au teint basané, de ceux qui à douze ans sont encore loin du certificat d’études mais qui savent en imposer à une cour, une classe, voire à Costantini l’instituteur…

— Moi M’sieu ? Aïe, Aïe, Aïe… . A-moi vous m’le dites. Et alors ? Apolitain je suis…

Et il se frappe la poitrine et ses deux mains, doigts écartés, s’agitent sur leurs axes, s’adressent de leurs paumes étalées, au ciel, à la Madone, tous les témoins de cette hérésie.

Il s’amuse, Costantini. Il plaisante comme on ne doit pas plaisanter avec le grand Borsogliano. Qu’il y prenne garde, ou des rancunes vont naître sourdes, latentes, qui vont dresser contre lui ce fils de pêcheurs et après…

Après, les dessins lubriques crayonnés sur les préaux, les boulettes au plafond, les bagarres, les escapades : Borso, toujours Borso.

— C’est juste ou non ?

— Ça va, ça va…

Et Borso qui triomphe. Et son triomphe c’est ce geste large qu’il fabrique, derrière le dos de l’instituteur, d’un coup de paume sur son avant-bras…

 

bradonneir

bradonneir

 

— A qui i’se croit d’le mettre ? Puis dans un grand sursaut d’énergie :

— Qui va s’la prendre ! On fait manqua…

Le voilà le grand mot lâché, c’était prévu, le voilà… Les rancunes sont là, je vous le dis, toutes en réserve sous ce front bosselé, prêtes à surgir, à s’étaler. Un coup de tête dans le ventre ? Ça ne se fait pas, mais il y a contre les instituteurs d’autres vengeances à l’usage des fils de pêcheurs qu’on a enfermé entre quatre murs et qui en ont assez. On fait manqua, on fout le camp, on disparait. Plus de Borso. Où est-il? Il trouvera bien une excuse, il fabriquera un billet, il sera malade. Mais plus de Borso pendant une journée. Quelle vengeance !

Manquaora! On va faire des lionces

Le voilà le grand mot, le voilà. Résister ?

— Et si le Maître le sait ?

— Le Mait’ Aïe, Aïe, Aïe. Quoi i’sait le Mait’ ? Que falso que tu fais. N’en casses pas d’une et si tia peur, n’as pas peur.

Résister ?… Où sont les autres ?

— Ho Sintès ! Vinaqua !

Il en sera, lui, Sintès, il en est toujours, c’est un manquaoreur de première…

— Ho Sintès ! Vingua Mi !

Et peu importe le patois dont on se sert, il viendra toujours. Sintès c’est un Algérien comme les autres. Qu’on lui dise « Arroua Mena » et il viendra. Contemplez-le, Sintès… Il est de tous les jeux, de toutes les batailles, — et il ne tranche pas, ce fils d’épicier maltais, parmi tous ces fils de Napolitains, de cheminots italiens, de tonneliers mahonnais. Et la course aux noyaux, Dieu sait s’il en est, lui. Les noyaux, c’est de l’or. Les noyaux, on en emplit des chaussettes et on en bourre des cartables et on se bat pour des noyaux.

— Ho tricheur !…

— A qui t’ia dis tricheur ? On se bal, ça en vaut la peine.

— T’i en veux? Sors dehors !

— Ho Sintès !

Il court, furtif, d’un groupe à l’autre, l’œil malin, des mines de banquier juif.

— Ho Joseph ! La rascasse de tes morts…

Le voilà, il vient. Il a raflé vingt noyaux à plus malin que lui.

 

pignols

pignols

 

— Quoi y a, ho Borso ?

On fait manqua !

— Manqua? Va, va t’la prendre, va…

— O dé, grand fartasse !

— Qui c’est grand fartasse? Aïe, Aïe, Aïe ! Bon, je viens.

Je vous le disais. Sintès s’en fout de votre école, il est là pour gagner des noyaux. Il s’en fout…

— Allez ! Marche la route, aucun il a rien vu.

Un moment encore on entend la grande rumeur de l’école.

— Canette ? Vingua !

— Fava ? Vingua !…

Puis la rumeur s’en va, trop faible vraiment, pour lutter avec le grand silence confus de la campagne.

****

Un ciel bas, terne, des nuages en frange sale au bas de l’horizon. Il v a tout au haut du Chemin de Fontaine-Bleue un terrain vague qu’on connaît bien de réputation dans notre école, un terrain embroussaillé, plein de taillis, plein de guimauves hautes comme nous et plein d’arbres et de buissons et plein de chardons qui sont bons à croquer. Le Maquis de Borso. On l’appelle ainsi. Et le jeune Napolitain s’y est taillé à coups de tête dans les dents, à coups de, genoux dans les ventres, une solide réputation…

— Borso ? I’ en a pas deux comme lui pour la donade…

— Obligé ! dit-il. Et il a l’air, en disant ça de s’excuser.

— Obligé !

On s’accroche à un sentier, on escalade la colline. De la sueur perle, coule entre les sourcils, griffe les yeux, atteint la lèvre où on l’essuie d’une main rageuse.

— J’ai une gazouze terrib’, souffle Sintès.

— Payes à boire !

Et vraiment, il a eu raison, Borso, de répondre ça. On n’est pas ici pour se plaindre. La manqua, depuis quand est-ce une partie de plaisir ? Il faut suer, se cacher, se battre, escalader des clôtures.

— Ahusse moi, après j’t'ahusse.

Il faut s’égratigner aux épines des taillis, se cogner aux branches basses, trébucher sur les éboulis… Mais aussi quelle impression de fraîcheur — comme un souffle de liberté — vous frappe au visage quand vous pénétrez dans les taillis. Quelle frénésie alors de courir, de grimper aux arbres, de crier, de vivre. Et quand on a découvert des lionces, qu’on s’en est bourré à crever, quelle splendide bataille on se fait, à coup de noyaux ! Ça siffle, ça blesse. Vive la manqua ! Quelle splendide bataille… — Attrape cui-Ià dans les dents ! Et quand on n’a plus de noyaux on prend des pierres, et c’est encore plus beau, et ça siffle mieux, et ça fait des bosses, ça casse des dents, viva, viva la manqua !…

El nos rires d’éclabousser la sérénité de la campagne et nos injures de claquer :

— Aïdess !

La rascasse de ta race !

Les morts de tes morts !

Le bras fait mal, la sueur, la terrible sueur pique. Borso quille son tablier, étale son torse où une petite croix bleue, sur le sein gauche, se dessine.

— Aïdess !

Et c’est la vraie guerre avec des appels homériques et des mouvements tournants.

 

Et vous le voyez Sintès, avec sa figure de fouine essayer de nous prendre à revers. Il rampe sur Borso, voyez-le, il rampe, il se dresse, il court. Un type comme Borso, ne pas voir ça ! Regardez bien. Sintès court, court…, et on le retrouve dans la boue, étalé.

— Ho Borso, la mort de tes os, lu fais pas des gambettes. Ho !

El Borso rit, rit largement.

— Le sousto i’me vient, crie-t-il.

Borso rit comme peut rire un fils de pêcheur à la poitrine large, velue et tatouée d’une petite croix bleue à la hauteur du sein gauche.

— Le sang i’ se mange, le Sintès…

Il n’en peut plus de rire, de rire et de se frapper les cuisses.

El puis assez d’amusements. On n’est pas encore arrivés au but. Assez de batailles. En route. On se met à courir.

Voilà la clairière enfoncée entre deux mamelons broussailleux où poussent à foison les hautes guimauves et les ronces. Le « ravin », C’est-à-dire le maquis de Borso. Le ravin, c’est quelque chose. Un tressaillement de bonheur angoissé vous prend au cœur.

Oualla ! dit Borso, gravement.

On y est, soit. Mais quelque chose est-il moins sûr que notre tranquillité? Sintès ne vient-il pas de vous prendre le bras, inquiet…

— Mira ! Souffle-t-il.

Et il désigne une mauresque fardée, obscène, de celles qui, quelquefois, ici, viennent passer leurs marchés avec les maquereaux du quartier. On la dérange, c’est sûr, on interrompt ses pourparlers. Et la voilà qui nous crie :

— Qu’est-ce que vous foutez ici les gosses ?…

Sintès ricane :

— Ho Fathma ! Si ton- père i’ te voirait…

Inn al dinn Babak ! Bande de salaouètches…

 

salaouètches

salaouètches

 

— Et ta sœur !

Borso est grave. Il attend. Il est chez lui ici, et qui l’en ferait sortir ?

Ce gitan, peut-être, ce grand diable de gitan qui vient de surgir derrière nous, avec des mains énormes, des yeux cagneux…

— Qu’est-ce qu’il dit le morpion ?

— Quoi je dis ? (Sintès crâne). Quoi je dis ?… La nature elle est à tout le monde…

Marche la route !

Atso ! Y alors ?

— T’as compris ?

— Aïdess ! A qui vous vous croyez de causer…

Une gifle le cingle. Et le voici qui se rapproche, le grand Borsogliano, son air des mauvais jours au coin de la lèvre et qui défie le voyou :

— T’i en veux ?

L’autre peut ricaner et prendre la fille à témoin :

— Regar’-moi le minot !…

Borso recule, se contracte. Il peut ricaner. Un coup de tête dans le ventre, voilà qui vous met rapidement un géant hors de combat, un coup de tête dans le ventre, un coup de pied ans les tibias…

— T’i en veux ?

Et là, sur la gauche, un autre gitan qui surgit, fuyant… On recule derrière un barrage de figuiers.

— Bande de fouraïnas ! Rugit le nouveau venu.

— Ramasse les blocs, commande Borso, et donn’ zy sa mère !

Et les pierres de siffler à nouveau, les injures de claquer.

— T’i as di fouraïna ? Lance Borso, et sa pierre louche un crâne, une jambe.

Pas de repos décidément. Sintès peut avoir soif. Il n’est pas question de ça.

— On les aura, dit Borso, tape cinq. Et du sang peut bien se mêler à notre sueur…

— Mata la Police !…

Les adversaires décampent, furtifs. Sintès est déjà loin.

— Camés, Ho Borso ! Il bondit.

La Poulice ! On se pique la fissa !

Quelle peur atroce vous prend aux jambes, vous lance à corps perdu dans les broussailles, vous livre aux pentes. La fatigue vous serre la gorge, elle vous pince les bronches… Courir, courir. La police c’est quelqu’un, la police. Et le vieux pêcheur napolitain et l’épicier maltais, et l’instituteur corse, c’est quelqu’un tous ces gens-là… Courir coudes serrés, sans souci des autres, dévaler, par le Chemin Fontaine-Bleue, la rue Collo, l’avenue Bois-la-Reine, le ‘ Chemin des Mandariniers courir jusqu’à la rue de Lyon, la rue large, encombrée, le port. Se séparer furtivement…

Chacun i’ se les met de son côté!

Courir comme si des hordes de gitans étaient sur vos talons avec leurs mains énormes, leurs yeux louches…

Ah ! Le souvenir de ces courses éperdues qui vous prend encore à la gorge comme une asphyxie…

****

Borso ? Le lendemain, il n’est pas à son banc. Et Sintès, furtif, de raconter qu’on l’a amené à son père. Qui, on ? Le garde champêtre, bien sûr.

Borso ne remettra plus les pieds à l’école.

Au môle, près du nouveau phare, douze ans après, j’ai rencontré le grand Borso. Un individu aux épaules énormes engoncées dans un tricot de marin, une casquette sur l’œil. Il se plante devant moi.

— Ça va ?

Il n’a pas changé. Cet œil têtu, triple pli au front, cette lèvre tombante. Mais ses rides se sont fait un lit plus profond dans cette peau brune. Il me tend une large main, comme celle de l’autre, du gitan.

— Ça va ?

— Ça va.

Alors ?

Et oualla…

Et puis il ne dit rien. Ses yeux se durcissent. Un souvenir douloureux doit tordre un peu plus celte lèvre tordue. Le souvenir de l’école, peut-être, et peut-être seulement celui de celte vexation que lui a imposé quand il avait douze ans, le garde-champêtre, devant les autres et devant son père, dans son maquis. Il balance ses gros poings.

La mort de ses morts, souffle-t-il, les dents serrées.

 

EDDEP.

La TOUSSAINT ROUGE du 1er novembre 1954 par Jean BRUNE

$
0
0

 

 

1 11 1954

1 11 1954

 

La guerre subversive ?

« Chaque victime était un otage innocent versé dans les charniers pour satisfaire aux exigences glacées d’une arithmétique de la terreur. Peu importaient les qualités ou les défauts des victimes, leur nom, leur poids d’entrailles humaines et les symboles inclus dans leur métier. Ce qui comptait, c’était le nombre des morts à partir desquels la peur s’installait dans la vie et commençait de la corrompre comme un poison.

On ne tuait pas comme on tue à la guerre pour ouvrir dans les rangs de l’ennemi des brèches dans lesquelles s’engouffraient les soldats. On tuait pour créer un scandale et par ce scandale attirer l’attention du monde non pas sur les victimes, mais sur les bourreaux. L’entreprise supposait une organisation méticuleuse des complicités; chaque nouveau mort étant l’occasion d’exprimer les solidarités qui liaient le meurtrier à un immense camp d’intérêts et d’idées. Chaque nouveau massacre collectif servait de prétexte à une explosion d’indignation en faveur des écorcheurs. Ainsi les hommes étaient-ils immolés sur l’autel d’un calcul, et les morts versés comme un carburant nécessaire au fonctionnement d’une machine.

Pour que s’ouvrît et fût alimentée une controverse, il fallait que mourussent des innocents. On brûlait la vie dans les hauts fourneaux des fonderies d’idées.

Dans cette incroyable logique de l’absurde, les Français d’Algérie fournissaient les morts. Ils étaient les hommes-charbon indispensables au fonctionnement de la grande machine « anticolonialiste » affectée à la subversion de l’Occident.

Pour que les journaux progressistes de France pussent s’indigner du sort des Algériens, pour que M. Sartre pût donner une conférence à Rome en compagnie de l’un des chefs des égorgeurs, pour que l’archevêque d’Alger pût rédiger l’un de ses communiqués abscons qui sont égale injure à la justice, à la charité et à la syntaxe; enfin, pour que l’Organisation des Nations unies pût se poser à New York en gardienne intransigeante des droits de l’homme, il fallait

qu’une femme fût violée dans une ferme d’Oranie, après avoir été contrainte d’assister à l’égorgement de sa fillette et de son mari;

qu’un petit garçon fût assommé à coups de pioche dans un village de l’Algérois;

que des jeunes filles fauchées par le souffle des bombes fussent mutilées à Alger et qu’une explosion hachât des enfants dans un autobus au retour  de l’école.

Pour que M. Mauriac pût jouer des grandes orgues de son talent dans sa chapelle, il fallait que fussent abattus des fidèles anonymes à la porte d’une église de la vallée du Chélif, ou que deux prêtres fussent égorgés aux confins oranais des steppes sahariennes et qu’une vieille femme fût assassinée le jour de Pâques dans un hameau de Kabylie bruissant de ce murmure d’averse qui tombe du feuillage des eucalyptus.

Car c’était cela le mécanisme de la guerre dite « révolutionnaire ». C’était l’assassinat des innocents, conçu comme une technique d’alerte destinée à attirer l’attention sur les revendications politiques des assassins. Et plus le crime était monstrueux, plus l’émotion qu’il soulevait servait la monstrueuse cause.

A Boufarik, près d’Alger, officiait le docteur Rucker. Il avait été mon condisciple au lycée d’Alger; donc, celui d’Albert Camus. C’était un gentil bohème aux gestes un peu gauches, mais dont la charité était inépuisable; l’un de ces médecins algériens toujours penchés sur les humbles, pour qui la médecine était un sacerdoce. Un jour de consultation, l’un des « malades » brandit un revolver et tua le docteur Rucker de quatre balles tirées à bout portant. Le meurtre fit sensation. Fleurirent les articles condamnant le « colonialisme ». Dans ces pages, on accusait la France d’entretenir en Algérie plus de gendarmes que de médecins ou instituteurs; mais les techniciens de la terreur tuaient plus de médecins que de gendarmes le premier mort de la guerre d’Algérie était justement un instituteur.

Peu importait l’état des victimes ! Ce qui comptait, c’était que chaque jour reçût sa fournée de morts pour que ne s’éteignît point la controverse politique. Le sang du docteur Rucker servait d’encre à Mauriac ou à Sartre, et aux procureurs de l’O.N.U.

Longtemps les Français d’Algérie avaient courbé la tête sous l’orage. Ils attendaient que leur fût rendue la justice élémentaire qui exige que soient châtiés les hommes qui attentent la vie des hommes. Au bout de cette longue patience, ils avaient découvert qu’ils étaient seuls à faire les frais du procès. C’est que la subversion avait pris soin de pourrir les esprits et l’occasion est belle d’en démontrer ici une part du mécanisme. La calomnie sur l’exploitation coloniale permettait de camoufler les crimes commis sur les innocents en une sorte de justice sommaire exercée sur des coupables.

Les assassins devenaient des redresseurs de torts. Ce sera l’une des hontes de ce siècle finissant d’avoir admis comme un postulat l’idée de culpabilité collective qui a livré des foules entières aux mains des bourreaux improvisés et fait payer à des enfants les délits imputés à des sociétés.

Le docteur Jean Massonnat a été tué à Alger, au cours de cette fusillade qui a couché sur pavé tant d’Algéroises et tant d’Algérois. Il était mon ami. Comme ce mot paraît soudain démesuré, et comme, en certaines circonstances, on se sent brusquement envahi par la peur de ne pas en être digne. La dernière lettre qu’il m’avait écrite était un cri :

« Non seulement, on veut nous chasser, mais on veut, encore, que nous soyons des salauds, pour que nous soit retirée jusqu’à l’espérance en un mouvement de pitié de la Métropole … ».

Jean Massonnat, agenouillé sur un blessé, a été tué de trois balles tirées dans le dos par ceux que « Le Figaro » appelle « le service d’ordre »!

Pourquoi sommes-nous maudits ?

Mais à travers ces confusions, on entrevoit ce qui, jour après jour, est devenu la hantise des Français d’Afrique. Ils ont cherché à se laver de la calomnieuse accusation de « colonialisme » pour être rendus à leur état d’innocents injustement frappés et ainsi renvoyer leurs tortionnaires à leur culpabilité d’écorcheurs. C’est le sens des grandes offrandes de mai 1958:

- une « Nuit du 4 Août » étalée sur quinze jours de soleil dans un ressac de clameurs et de chants. »

Jean BRUNE

 

 

la casbah d’Alger -tout l’inconnu de -

$
0
0

La Casbah, parfois, résonne d’un bruit sec, rauque et bref, tel l’aboiement d’un dogue mais incapable de se prolonger d’une manière fantaisiste, vivante comme dans n’importe quel gosier canin. Au-delà de six aboiements, on ne peut plus rien craindre… Quelque part… n’importe où… maison de filles… rue… café maure, carrefour propice, une mécanique américaine de précision vient de procurer une illusion de puissance excessivement provisoire à un être qui n’en pouvait plus de conserver le besoin de dominer et de détruire qui était en lui. Il est généralement pris et paie chèrement ce déploiement de force ostensible, cet instant d’orgueilleuse suprématie et de contentement relatif ; car s’il savait le comprendre d’bord et l’expliquer ensuite il avouerait, dans la plupart des cas, que ce geste trop rapide et surtout accompli avec le truchement d’une arme ne l’a pas soulagé autant qu’il l’espérait… Le jeu du revolver n’est pas un sport noble ! Les vrais et les beaux meurtriers, ce sont ceux qui possèdent assez de muscles et suffisamment de Courage pour empoigner leur victime résistante à bras le corps et la posséder dans la palpitation de la mort finale comme on possède une femme dans l’assaut du plaisir.

 

casbah d'Alger 1933

casbah d’Alger 1933

 

L’on tue ici en plein jour et en plein air assez souvent. Même avec l’aide banale du revolver c’est une façon originale. Peu de professionnels internationaux s’aviseraient d’opérer ainsi à des heures claires où tout apparaît avec tant d’évidence, où l’on ne peut confondre le visage du meurtrier avec un autre. Dans la Casbah d’Alger, un type qui veut instantanément jouir par le meurtre se satisfait au besoin à midi. Les gens de la Casbah, par rapport au crime, sont donc ce que l’on appelle « des sauvages », c’est-à-dire des gens incapables de se prêter à la tradition quand elle contrarie par trop leur instinct primordial. On ne saurait croire, à quel point, le crime peut paraître anodin, facile, insignifiant quand il se commet en plein jour et que la joie d’une lumière paradisiaque l’éclaire.

On était en train de flâner… On baguenaudait… On venait de laisser derrière soi des rues ou des impasses paisibles ornées d’enfants en tas, en grappes et de femmes fugitives empaquetées de linges… Les enfants ne parlaient, ne riaient qu’à peine… Les femmes trop pressées étaient muettes… une idée de joie édénique paisible, planait. Et l’on débouche soudain sur ce Carrefour plein de cris, de malédictions, de tumulte… Tout d’abord on ne comprend pas… On voit des policiers bien vêtus et il en est même un lauré d’argent, qui s’agitent… des passants européens, mais surtout musulmans beaucoup moins bien habillés, qui restent à distance respectueuse, un pied en l’air et prêts à la fuite, comme s’ils pensaient qu’à défaut du principal Coupable, on pourra toujours choisir un bouc émissaire parmi eux… Ils regardent tous, si obstinément, si fixement, dans une seule direction, que l’on suit cette foulée du regard enfin, soi-même… La maison est excessivement blanche, les volets sont ocres et le motif décoratif principal de la façade, actuellement, c’est une tête de fille qui s’obstine à demeurer bizarrement penchée et coincée dans un contrevent, cependant qu’un lent filet rouge, excessivement ornemental lui aussi, sourd de sa gorge tranchée d’une oreille à l’autre.

Sommet de la Casbah vers la tombée de l’un de ces clairs jours d’hiver que les profanes venus d’autres lieux froids et brumeux confondent trop facilement avec un précoce et définitif printemps, car le vent du soir demeure humide et traître. C’est l’heure où tout enthousiasme commence imperceptible à décroître. L’heure où les rancunes ressuscitent dans certains cœurs dégoûtés pour leur redonner un semblant de courage à vivre… L’heure où les hommes viennent boire aux spiritueuses fontaines des cafés pour se réchauffer l’âme, La Casbah embaume l’anis… Trois hommes ont trinqué sur un comptoir. Us ont discuté aussi, en buvant… C’est peut-être leur dixième verre. L’anisette qui titre 45 degrés est un poison qui tord les nerfs, en fait brusquement une corde de résonance d’une sensibilité de violon… Mais il convient de s’expliquer ailleurs, le cabaretier est un ami et il y a plus de place dans la rue.

L’un des hommes est coiffé d’une chéchia, le second d’un chapeau melon et le dernier d’un béret basque. Ils sont sortis de la salle basse, agrafés étroitement, tels des frères… Un mot bref, sec et net déjà comme un claquement d’arme, retentit… Le groupe se disjoint… chacun de ceux qui le composaient la seconde précédente prend du champ… Pan… pan… pan… L’homme au chapeau melon a fait feu sur le porteur de chéchia qui, d’un mouvement plongeant d’une souplesse précise, échappe à ce premier tir de barrage. Trois nouvelles détonations encore, le chargeur est vide et l’homme à la chéchia toujours debout… Alors l’adversaire au béret qui, jusque- là s’était gardé d’intervenir s’élance à son tour dans la lice et tente de plonger son couteau dans le flanc, évite encore de justesse la pénétration de cette lame… Coup de sifflet poussé par quelque spectateur invisible. La solidarité, dans ces parages, sait rester sous son merveilleux et parfait anonymat… Des importuns attirés par les détonations arrivent… Les agresseurs s’éclipsent… Un seul tournant « Et maintenant va savoir ! » dit aussitôt quelqu’un. Le rescapé qui n’est ni pâle ni ému, considère sa chéchia dans laquelle demeure la trace ronde de deux balles… Il hausse les épaules, remet sa coiffure endommagée sur sa tête, répond à quelqu’un qui l’interroge… « Mektoub ! Ce n’était pas encore écrit ! » S’apprête à s’éloigner… C’est alors que surgissent : placides et solennels, deux gendarmes… Une main grasse et bien nourrie tombe comme au ralenti sur l’épaule de l’homme qui verdit et tente pourtant de discuter, d’éviter le pire (qui n’est pas la mort).

«Quoi? Pourquoi? Et alors… Regarde… mon ami, tu vois ce n’est rien… Je ne suis pas blessé… Eh non, manaarf, je ne sais pas, c’est deux hommes comme ça qu’ils passent et ils sont peut-être un peu saouls et ils tirent».

Les représentants implacables de la loi des hommes hochent la tête. Et l’autre peut bien continuer de feindre et de ne pas comprendre et de répondre «manaarf» (je ne sais pas), voilà qu’ils l’entraînent… Le cabaretier soupire… Il ne sait rien non plus… Il ne pourrait, en aucun sens, témoigner ; il rentre chez lui et recommence à rincer des verres… Trois rues plus bas, accoudés tranquillement à un autre comptoir, les deux agresseurs maladroits se consolent en buvant une nouvelle anisette. Quelqu’un se met à jouer de la mandoline. Un petit gitano, un enfant de loup, ramasse les balles perdues et tente vainement de les écraser entre ses pouces. La Casbah des meurtres et des crimes, des sacrilèges contre la vie et l’espèce humaine, est extrêmement variée et parfois pittoresque dans ses moyens.

Les maisons musulmanes de la Casbah d’Alger, possèdent toutes un puits plus ou moins visible. Il en est qui sont placés au’ plein milieu du patio ou sagement rangés dans un coin. La plupart se dissimulent encore mieux dans l’ombre absolue d’une des pièces qui s’ouvrent dans la cour… On s’en sert quelquefois, dans les maisons publiques, pour mettre au frais les bouteilles de bière… Si l’on s’avisait, un jour, et d’abord par mesure hygiénique de curer ces puits, combien d’anciens cadavres y trouverait-on ?… La maison musulmane qui est souvent un sépulcre de vivant-.., peut être aussi une véritable nécropole pour des corps dont jamais personne ne connaîtra les modalités d’agonie et de mort.

 

Khéira est extrêmement jalousée de ses compagnes… Car elle est plus jolie, elle attire les hommes sur elle comme des mouches et elle est insolente. C’est-à-dire qu’elle se pare ostensiblement, devant certaines malchanceuses, des bijoux qu’elle sait obtenir avec facilité de ses amants… C’est une sorte de provocation que les filles indigènes endurent mal… Un jour, Khéira qui était montée sur la terrasse de la maison, car il faisait extrêmement chaud (mais elle avait mieux à faire à ce moment, sur le seuil de la porte, en bas, et l’on sait qu’il vaut mieux laisser cette vue des terrasses aux femmes honnêtes qui n’ont pas tellement de plaisir et qui ne peuvent se faire offrir, comme tant d’autres, des bijoux d’or). Un jour donc Khéira qui n’en avait pas l’habitude et qui, paraît-il, avait commis l’imprudence de vouloir se percher debout sur le parapet de la terrasse fut prise de vertige… La pauvre et si jeune !… La terrasse était haute… On ne releva qu’un cadavre mou, toutes vertèbres brisées… Lorsque la police arriva, Khéira était déjà retournée à un état de simplicité, de pureté presque monacal. Elle était vêtue de mousseline blanche et n’avait plus sur elle un seul bijou.

 

Kheïra

Kheïra

 

Il y a, chaque année, un nombre relativement important de femmes qui, sur les remparts des terrasses, perdent ainsi l’équilibre et se rompent le cou… Cela se produit aussi bien dans le quartier honnête que dans la fraction réservée de la haute Casbah. Quand les oiselles tombent du nid, l’on ne peut jamais exactement savoir comment et si ce n’est pas un bec fraternel qui les a poussées.

La Casbah des meurtres ignorés est pleine de circonstances atténuantes. Quand ce ne serait déjà que celle du climat… Il est certains jours et surtout certains soirs d’été, dans la Casbah d’Alger, quand une variation peu sensible de la température (c’est-à-dire une soustraction de quatre à cinq degrés, à peine, par rapport à la chaleur de midi) prolonge exagérément l’état de nervosisme et d’irresponsabilité flagrante des habitants, où le crime devient vraiment quelque chose Comme une intoxication mentale inévitable et momentanée à prolongements par malheur infinis ; la manifestation des pouvoirs d’une puissance irradiante, maléfique contre laquelle même la force d’inertie musulmane, parfois, ne peut rien.

On tue alors, dans la Casbah d’Alger, on ouvre une gorge peut-être avec l’idée de respirer enfin un peu mieux, d’étouffer moins sur cette enclave encombrée.

LUCIENNE FAVRE - extrait de « tout l’inconnu de la casbah d’Alger » ; illustrations de Charles BROUTY 

 

 

art ecr favre lucienne -1933 12 L'Afrique_duNord 6z_98 (1)art ecr brouty 1933 12 L'Afrique_duNord6z_98 (2) 


Ya, Madame, bono, bono! -conte de Noël-

$
0
0

Mansour danse et saute au son du tambourin, son chapeau pointu où tintinnabulent les grelots, où s’entrechoquent les coquillages, recouvre son chef crépu et auréole sa face luisante et rieuse. Sa bouche sombre paraît plus brune du contraste des dents si blanches et les lèvres modulent sans arrêt la mélopée monotone. « Ya, Madame, bono. bono ! »   Mansour vêtu de peaux de bêtes, va par les sentes de la vieille Casbah ; il gambade et il entrechoque ses jambes avec un bruit de castagnettes.

Il est tard, il fait froid 19 heures tintent à l’horloge de Djemâa-Kebir.

Tout le jour, les enfants se sont égayés de ses contorsions et les grandes personnes ont plaisanté son accoutrement. Mansour rit encore, découvrant ses dents de vieux loup.

L’ombre augmente. Une larme brille, son sillon est visible sur le bronze des joues creuses. Le rire a fui, la douleur le remplace. Torture morale, torture physique, quelle est la souffrance assez puissante pour contracter les lèvres si gaies l’instant d’avant ? Un rictus navrant tord la bouche charnue.

Le nègre va lentement, semblant avoir épuisé toutes ses forces en ses bonds de danseur.

 

madame bono

madame bono

 

Une ombre se détache du couloir obscur, et Mansour tressaille comme à l’approche d’un danger redoutable :

— Mansour, viens vite, crie d’une voix brisée le spectre qui s’approche.

— Yasmina, est-il arrivé malheur à notre étoile ?

— Allah est grand, ô mon ami, le ciel accroche ce soir un astre de plus sous sa voûte lumineuse. Ourida est là-haut parmi les plus belles !

— Ah maudit métier, j’ai chanté, J’ai dansé, mon mouchoir s’est rempli de pièces de monnaie ; demain, je pouvais appeler le toubib qui guérit Il ne viendra que pour mettre en terre mon doux trésor.

Le vieux négro, sanglotant, se jette dans le taudis où est étendu un corps d’enfant déjà raidi et glacé par la mort. Il le prend dans ses bras. Doucement, ses doigts inhabiles caressent les yeux fermés.

Ô doux miracle d’amour, les paupières ont bougé, un frémissement parcourt le corps refroidi. Ô bonheur! Papa négro voit le bébé d’ébène ouvrir les yeux et, dans un sourire, tendre vers lui ses bras menus. Plus de pleurs ! Place à la joie !

L’instrument monocorde est repris et le père heureux, gambade et chante devant sa fille revenue à la vie.

— Ya, Moutchachou bono, bono !

Le Prophète est né ; le Mouloud a ranimé la négrillonne. Demain, Mansour, continuera ses gambades et ses chants!

Noël ! Noël !

25 12 1923

 

 

Pêcheurs de chez nous

$
0
0

Il existe trois catégories bien distinctes de pêcheurs : Çuila qui l’a « la pastéra » et… les autres, dirait Cagayous. Les autres : celui qui pêche à la canne, sur les blocs du môle; celui qui pêche au boulantin, sur les chalands.

Au total : trois espèces différentes dont les spécimens ne consentent à s’adresser la parole qu’à de rares occasions : en se rencontrant chez Mme Ayache, par exemple. Mme Ayache est la providence des pêcheurs qu’elle connaît tous par leur nom.

— Celui-là, vous confiera-t-elle, c’est Monsieur Anatole ; voilà neuf ans que je le sers. Cet autre ne pêche qu’aux vers de rochers et… tenez, le grand monsieur qui arrive, je lui ai monté sa première ligne qu’il avait les pantalons courts, voyez si c’est vieux déjà… maintenant il est juge d’astruction.

Et un soupir profond, à l’évocation de ces souvenirs, soulève la vaste poitrine. Car voilà bien des années déjà que Mme Ayache occupe, dans les escaliers de la Pêcherie, le même éventaire d’articles de pêche. Assise sur un petit pliant, son imposante silhouette fait partie du décor et il n’y a qu’elle pour écouter, avec une sainte patience, les imaginaires prouesses que lui content ses clients pendant les quelques minutes nécessaires à monter la ligne de celui-ci ou à verser dans le couffin de celui-là les trente sous de « Koukra » qui appâteront le poisson.

— Oui mon petit, répond-elle invariablement… aux bavards.

Cependant, les jours de vent d’Est, Mme Ayache n’est pas toujours de bonne humeur et cela peut s’expliquer : Elle n’a pas de vers de roche !Mme Ayachepatéra

pastéra

 

Mme Ayache

 

 

Tout le monde ne peut s’offrir le luxe de pêcher en « pastéra » : les uns, parce que c’est trop cher ; les autres, parce qu’ils souffrent en mer. Ce genre de pêche est fertile en émotions. Ceux qui la pratiquent sont en général enclins à se donner des allures de vieux loups de mer et en jouant ainsi aux gars de la marine, ils font boire de bons coups à leurs invités. En général ces pêcheurs ont le cœur dur comme une pierre et leur plus bel exploit consiste à ramener leur meilleur ami affolé dans le fond de la barque et en proie aux terribles atteintes du mal de mer. D’ailleurs, la présence d’un malade à bord est la plus belle des excuses.

— Il a fallu que je le soigne, disent-ils hypocritement à ceux qui jettent un coup d’œil ironique sur le couffin… vide.

Cependant, il faut rendre hommage à la vérité et le souvenir de Ramonette qui avait pris à la palangrotte un veau-marin de trois cents kilos, n’est pas près de disparaître de l’imagination des propriétaires de « pastéra ». Si tous n’ont pas cette veine, il se trouve cependant quelque privilégié qui rentre au port après avoir péché quelques petites bogues imprudentes. Et alors… c’est la « cassouela » !

peche au boulantin  , ligne de fondsur le mole

Tout autre est celui qui pêche, au boulantin, sur les chalands. Il occupe, entre ceux qui pratiquent la pêche en pastéra et ces pêcheurs à la canne, qui se font héroïquement asperger de paquets de mer sur les blocs du môle, une situation qui n’est pas nettement définie. D’allure plus que modeste, il passe inaperçu lorsqu’il se rend sur les lieux de pêche. Au retour, il ne peut en faire autant, car l’épaisse couche de poussière noire qui le recouvre des pieds à la tête, et qui est la conséquence d’un séjour prolongé sur ces chalands chargés de charbon, le signale à l’attention des promeneurs du dimanche.

Il est reconnu que généralement ce genre de pêche ne rapporte à ses fervents que des… coups de soleil bien fades. Et, à tout prendre, il vaut bein mieux ça… Car, si par un miraculeux hasard le monsieur qui a passé son après-midi à se griller sur un chaland ramène quelques bazoucks à la maison, il est furieux de les avoir fait frire. Le chat de la concierge, lui-même, repoussera ces poissons dorés à point…! …parce qu’ils sentent le mazout.

Gloire au pêcheur qui part pour l’aventure et qui va, chargé de lourds couffins et d’encombrants roseaux sur les blocs du môle. Celui-là est un héros qui brave, du haut de son rocher, les embruns et le vent du large. Splendidement isolé, il surveille avec une attention qui ne faiblit point un minuscule bouchon qui ne s’enfonce jamais. Rien ne saurait le distraire….Pas même la disparition de son couffin qu’une vague vient de lui ravir et qui coule à pic.

Cependant, ô légitime émotion, le bouchon vient de s’enfoncer. Un sard ? Une murène ? Une rascasse ?

Sous la carcasse du vieux pêcheur à la canne, le cœur bat la générale. Tandis que, dans un effort désespéré il remonte, d’un geste magnifique, le couffin qui venait de s’engloutir sous les flots.

Pêcheur don Quichotte… ô mon frère.

Textes et illustrations de Ch. Brouty

pecheurs

pecheurs





Latest Images